enfourchés
Première apparition dans le Monde Diplomatique en octobre 1972 dans l'article Les trois paris du président Thieu, par Gilles Du Jonchay.
Une agglomération, enfin, où l’on consomme mille bouteilles de coca-cola à la seconde, qui compte trois transistors et deux rasoirs électriques par habitant, mais qui ne peut offrir plus de cinq mille lits d’hôpitaux à sa population et plus d’une place pour sept enfants dans ses écoles… Les créatures du capitalisme de guerre Les rues, aujourd’hui dépouillées d’arbres et asphyxiées par les gaz d’échappement de milliers de taxis 4 CV Renault, rafistolés cent fois depuis 1947, et de triporteurs où l’on s’entasse à dix, sont le théâtre d’une agitation où se croisent et s’entrechoquent les créatures du capitalisme de guerre : meutes de cyclomoteurs japonais enfourchés par les jeunes gens en uniforme des « bataillons fantômes » ; fonctionnaires menant chacun pour son propre compte une guerre contre tous à coup de passe-droits ; jeunes veuves de guerre en ao-daï qui, pour élever leurs enfants décemment, ne rentreront peut-être pas chez leurs parents, le soir après le bureau, et gagneront en une nuit ce que leurs pères ne gagnent pas en quinze jours de travail ; gangs de jeunes délinquants (les « Cao-boï ») tapis au coin des ruelles, prêts à détrousser l’homme d’affaires étranger de ses objets, de valeur ; gueules cassées en tenue bariolée ; napalmés ou suppliciés des services secrets traînant leur amertume et leurs moignons de bar en bar ; essaims de gosses aux visages faméliques, vendeurs de journaux, cireurs de chaussures et voleurs de montres, virevoltant à la sortie des grands hôtels ; prostituées sourdes-muettes de quatorze ans conduites, quelques minutes avant le couvre-feu, devant les restaurants, par des femmes à l’allure respectable, dans l’espoir d’être emmenées par des clients tardifs… La guerre est partout, sous de multiples visages, les uns flamboyants, les autres misérables.